Les 30 ans de l'Observatoire Photographique National du Paysage - "Landes de Gascogne"

  • Mise à jour le 10.09.2020

« Ce que photographier veut dire »

L’identité visuelle des paysages landais

 Les paysages du Parc naturel régional des Landes de Gascogne sont de prime abord déroutants. Systémati­cité, monotonie apparente, brutalité de l’anthropisa­tion… L’industrie forestière imprime son rythme aux structures paysagères, donnant à voir un espace oblitéré par l’écoulement du temps. De grandes cohortes de pins majestueux, à peine installées dans le paysage, peuvent laisser place en quelques semaines à un champ de sable nu, prêt pour le démarrage d’un nouveau cycle.

L’iconographie d’un « Far West » surgit avec évidence au fil d’une enquête visuelle sur ce territoire : surabondance de l’espace, gigantisme des parcelles agricoles, routes tranchant le paysage avec une implacable rectitude, espaces productifs char­gés de technicité, lieux de vie dispersés où la vie semble surgir de nulle part. Un autre plat pays en somme, où le moindre élé­ment vertical (pin, pivot d’irrigation, tour de guet incendie…) prend des allures de point cardinal.

 Pourtant, en rester à cette première impression se­rait passer à côté d’une autre réalité. Car derrière l’apparent monolithisme sylvicole, aussi structuré que le vignoble, se cachent des aspéri­tés paysagères plus complexes, liées au caractère fina­lement assez récent de la couverture forestière. Sous cette strate visuellement omniprésente perdurent les formes du système agro-pastoral d’avant 1857 et de l’an­cienne lande humide : nappes phréatiques affleurant en lagunes, rivières transparentes, zones humides et ripisylves, système de l’airial…

Paradoxalement, ces paysages sont donc rétifs à une approche immédiate et pourraient, si l’on n’y prenait garde, mettre en échec le potentiel heuristique de la photographie. Car ils malmènent l’auteur et ses affects ; les changements d’ambiances et d’atmosphères y sont imprévisibles et radicaux. Une petite route serpentant sous un boisement de pins vénérables pouvant déboucher sans préavis sur une gigantesque zone maraîchère. Inversement, un chemin forestier peu engageant peut masquer, après quelques kilomètres de solitude, une ferme semblant intouchée depuis le XIXème siècle.

La conception de l’itinéraire photographique y a donc nécessité une investigation visuelle poussée. La méthode de travail a privilégié une immersion radicale, pour éviter de s’en tenir aux fausses évidences de ces paysages. À cet égard, le choix de se déplacer à vélo s’est ré­vélé primordial pour éviter que la production des images soit dictée par les contraintes de l’automobile : tracé des routes imposant les points de vue, vitesse renforçant l’impression de monotonie, règles de sécurité interdisant de suivre des intuitions fugaces.

La seconde option de méthode a consisté à placer l’observatoire sous le signe de la concertation, en l’intégrant dans un dispositif politique de discussion dont l’enjeu était la production d’une « vérité » paysagère. La confrontation de l’expérience de terrain du photographe avec celle d’élus très impliqués a permis de nourrir cette discussion. Complétée par des visites de terrain, et par une séance d’analyse d’images vernaculaires, cette « investigation visuelle dialoguée » a permis de cerner l’identité visuelle de ces paysages.

Les lignes cardinales de cette identité ont été condensées dans des images à forte valeur métonymique, qui ont constitué une matrice esthétique pour la suite du travail, tout en constituant une pédagogie du langage visuel. Ce sont ces « images matrices » qui sont présentées et commentées ici, comme un exemple de ce que la photographie est capable de dire d’un territoire.

1. L’ abondance de l’espace

1. l'abondance de l'espace_Guillaume Bonnel

 

Le territoire du parc est marqué par une quasi-absence de relief et parfois un fort éloignement entre les villages. Sur un plan visuel ces caractéristiques créent une profonde aération des paysages qui procure une sensation de surabondance d’espace.

Cette sensation est renforcée par la rectitude des voies de circulation, qui tracent d’interminables lignes entre les communes, et conduisent, pour des questions d’échelle, à donner une vision très monotone du paysage. L’imagerie cinématographique du Midwest améri­cain resurgit ici, avec ses improbables routes se croisant au milieu d’un peu de poussière.

Mais il ne faut pas s’y tromper, la monotonie n’est qu’apparente, et cette impression de monolithisme est compensée par la présence de sous-espaces dissimulés aux regards. C’est le cas des rivières qui irriguent ce territoire, des lagunes, des airiaux situés au bout de chemins que l’on n’ose pas prendre, ou des nombreux éléments patrimoniaux (fontaines, chapelles, lavoirs...) situés en pleine forêt.

Le contraste entre ces deux sensations spatiales – un es­pace surabondant et en apparence monotone / une multitude de richesses cachées – est sans doute la caractéristique la plus saillante du territoire. À tel point que cette dialectique est revisitée par les dyna­miques paysagères actuelles qui jouent souvent sur cet effet de dévoilement. C’est le cas par exemple des œuvres du parcours de la « forêt d’art contemporain » qui s’ingénient à surprendre le visiteur au détour d’une clairière isolée.

2. La prégnance des éléments verticaux dans le paysage

2. La prégnance des éléments verticaux dans le paysage_Guillaume Bonnel

 

La conjonction entre l’horizontalité et l’abondance de l’espace donne aux objets verticaux une présence visuelle extrême. L’expérience du pay­sage est donc marquée par l’effet de ponctuation joué par ces éléments naturels ou artificiels. Les premiers de ces objets sont évidemment les pins, qui viennent sou­vent s’agencer en plusieurs plans imbriqués ménageant des jeux d’ombres chinoises caractéristiques, où l’aération des premiers plans permet la lecture de l’horizon.

Mais il s’agit également, peut-être par l’effet d’une comparaison inconsciente avec les pins, de toute une série d’attributs du paysage qui deviennent les points cardinaux d’un univers horizontal : tours de guet contre les incendies, clochers, chênes de l’airial, candélabres d’éclairage pu­blic, châteaux d’eau, arbres de mai fichés au milieu des places publiques pour fêter les anniversaires…

3. La technicité des paysages sylvicoles et agricoles

3. La technicité des paysages sylvicoles et agricoles_Guillaume Bonnel

 

Parmi ces éléments une caractéristique est saillante, celle de la présence d’objets techniques liés aux ac­tivités économiques, agricoles ou industrielles. Le pay­sage s’émaille ainsi d’un bestiaire technique dont le design est renforcé par le contraste qu’ils forment avec la masse végétale de la forêt. Cette présence donne à voir une sorte de techno-paysage diffus, lié à la sylviculture (dépôts de fibres de bois pour l’industrie cellulosique, scieries, engins de coupe…), à l’agriculture (maraîchage, buttage des asperges, irrigation...), ou à la production d’énergie (derricks de forage relictuels, centrales solaires, souches entassées...).

Le cocktail visuel qui en résulte peut malmener le visi­teur, car cette technicité s’expose sans complexes, sou­vent dans les grandes largeurs, et côtoie le cas échéant des éléments de patrimoine exceptionnel ou des milieux naturels sensibles.

Le territoire bouleverse donc les archétypes visuels du monde rural qui oscillent souvent entre deux ex­trêmes, bucolisme et désertification. Il en propose une version plus complexe, où un petit village peut côtoyer un champ de carottes géant, et la forêt dissimuler une sta­tion solaire de plusieurs hectares. Ces ambiances pouvant se succéder sans transition et donner lieu à des contrastes parfois violents.

4. L’alternance des pleins et des vides

4. L’alternance des pleins et des vides_Guillaume Bonnel

 

Ces contrastes sont renforcés par un autre trait caracté­ristique, qui voit alterner les pleins et les vides dans le paysage. Cette succession se joue d’abord à l’intérieur de la forêt elle-même, où l’on peut lire les différentes temporalités de la croissance des pins : le paysage ouvert et dénudé des jeunes scions se ferme progressivement, puis s’ouvre à nouveau à mesure que la parcelle s’éclaircit, juste avant d’être coupée pour re­prendre un nouveau cycle. Ces différents états du pay­sage se côtoient sur des parcelles très vastes et donnent lieu à des successions d’ambiances forestières très va­riables, qui peuvent changer presque d’un jour à l’autre.

Les habitants sont donc en quelque sorte accoutumés à voir les paysages changer brutalement dans le cadre de l’exploitation forestière, et cette versatilité se re­trouve en dehors de la forêt, lors des transitions avec les terres agricoles dédiées au maraîchage ou à la céréali­culture. Une coupe forestière pouvant livrer aux regards l’immensité d’une parcelle agricole restée jusqu’alors invisible.

5. Des mutations paysagères atypiques

Des mutations paysagères atypiques_Guillaume Bonnel

 

Les paysages landais sont marqués par les mutations qui sont propres à l’ensemble des zones rurales et péri-urbaines. L’étalement urbain et commer­cial se fait sentir à la périphérie de Bordeaux et dans les communes du bassin d’Arcachon, et certains espaces d’entrées de villes n’échappent pas à la banalisation qui accompagne le développement des zones d’activités imposant l’usage de la voiture.

Mais les mutations ne sont pas limitées aux communes connaissant une forte pression foncière. Dans l’intérieur du Parc ce sont les activités industrielles et artisanales liées à la filière bois qui, en se délocalisant font apparaître des paysages devenus vacants. Souvent situés en plein cœur des vil­lages, ces micro-espaces à l’abandon bouleversent les visions classiques du délaissé industriel. Car il s’agit en effet de friches industrielles rurales, qui donnent rétrospectivement une idée de l’activité de la transformation du bois qui imprégnait la vie des villages : bruit de fond régulier des appareils de coupe, odeurs de bois, al­lées et venues des ouvriers, ballet des camions grumiers.

6. La relation intime et secrète des habitants aux paysages naturels

6. La relation intime et secrète des habitants aux paysages naturels_Guillaume Bonnel

 

La présence de l’eau constitue sans doute l’élément le plus marquant de la richesse des espaces naturels du territoire. Les images montrent les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur ces espaces, à la fois réserves de biodiversité et lieux récréatifs pour la popula­tion locale et les vacanciers. La façade littorale du Parc, localisée dans le fond du bassin d’Arcachon, recèle une part importante de ces espaces multifonctionnels, qui concilient ces deux fonctions, comme le domaine de Certes par exemple.

L’intérieur du territoire du parc est quant à lui ponctué d’espaces naturels dont la qualité exceptionnelle est proportionnelle à la discrétion, comme les lagunes et les rivières, qui donnent lieu à une fréquentation très confidentielle : promeneurs avertis, chasseurs, pêcheurs... Le sentiment d’attachement à ces paysages est très fort chez les habitants, car à la différence des espaces littoraux plus fréquentés ces lieux sont dissimulés, et ne peuvent pour certains être découverts que grâce à l’initiation des connaisseurs. Ils renforcent encore cette ambivalence entre la monotonie apparente et la richesse cachée, et constituent un appel à la curiosité photographique.

 

Notice bibliographique

Guillaume BONNEL, Photographe et docteur en droit de l’environnement.

Mène depuis 15 ans un parcours de photographe auteur, alternant des recherches personnelles sur le paysage (« Orthèses », Arp2 , 2017 ; « Se peut étendre sur les grèves » en cours), des commandes pour les acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme (« diagnostics sensibles » accompagnant les documents de planification), et des projets de recherche consacrés aux capacités heuristiques du medium photographique (« Anatomie d’une ville », Filigranes, 2019, fruit d’un post-doctorat réalisé au CIEREC de l’université Jean Monnet de Saint-Etienne).

A réalisé 5 observatoires photographiques :  PNR de la Montagne de Reims (itinéraire initial), ENS de la forêt de Saoù (itinéraire initial, reconduction n° 1, 2 et 3), du  PNR des Pyrénées catalanes (reconduction n°1), du PNR des Landes de Gascogne (itinéraire initial, reconduction n°1 et 2), et Département d’Ille-et-Vilaine (itinéraire initial).

Membre fondateur du collectif l’œil arpenteur, a participé au projet France.s, territoire liquide sur le paysage français avec un travail sur la mise en scène de la nature (série « Artefact »).

A rédigé divers articles sur les relations entre la photographie et l’aménagement du territoire, dont « Révélation inattendue d’un métier », envisageant le rôle du photographe dans le cadre des observatoires photographique du paysage, dans l’ouvrage « Prises de vue » dirigé par Michael Jakob (Metis Presse, 2019).